Prendre le temps et répondre à l’urgence

Depuis longtemps, dans ma vie personnelle, tout m’invite à prendre le temps. Ma santé m’oblige à lever le pied. Mes projets d’écriture nécessitent de mûrir. Le premier confinement et la suspension de la plupart de mes activités sont venus renforcer cette prise de conscience : cesser de faire les choses en courant et accepter qu’elles prennent du temps.

Cependant, depuis plus longtemps encore, j’ai l’intuition d’une urgence climatique et sociétale. Après la naissance de mes enfants, j’ai compris combien l’avenir nous réclame. À la faveur des conférences pour le climat et des publications du GIEC, j’ai saisi l’urgence climatique et j’ai répété souvent que notre société allait être confrontée à de graves problèmes dans la quinzaine d’années à venir. Et j’ai ressassé ce discours au fil des ans, sans en changer alors que le temps passait. Aujourd’hui, mon fils aîné a 15 ans. Et nous voilà dans l’urgence globale : sanitaire, sociale, politique, économique… À tel point qu’on en oublierait presque la crise environnementale. Il ne s’agit plus d’agir pour le futur mais de faire face au présent.

Au début du premier confinement, j’ai accepté la réduction de mes activités publiques et je me suis concentré sur le travail au potager, au Jardin-Poème. C’est un projet collectif, un lieu où s’organisent des chantiers participatifs et qui devrait être à terme une oasis de ressources et de résilience. Coupés des autres, nous nous sommes attelés à continuer sa construction en famille. Le travail est dur, lent et les résultats demandent du temps. Planter, prévoir, acquérir de l’expérience exige de la patience. Construire des alternatives, des solidarités, de la souveraineté alimentaire impose leurs urgences. Voilà toute l’ambivalence du nouveau monde à bâtir, du fil tendu en équilibre pour avancer entre les injustices capitalistes toujours à l’œuvre et le soin aux humains et à la terre vers lequel tendre pour traverser le gouffre présent des conséquences de l’exploitation des humains, de la nature, et du temps.

La nature nous donne l’exemple du respect du temps. Et chaque année, je répète que les humains devraient ralentir en automne, alléger leur agenda quand leurs journées raccourcissent, préparer l’hiver et ménager leurs dépenses d’énergie. Ce deuxième confinement aurait pu me ravir et donner un prétexte à la société pour enfin entrer dans cette hibernation que j’appelle de mes vœux. Mais l’économie, dit-on, doit continuer de tourner et, moi-même, je fourmille de mille projets. L’arrêt contraint ne me convient plus : j’ai décidé de déplacer mes activités en ligne pour préserver des liens avec mes lecteurs. Le gouvernement a choisi de favoriser le travail au détriment de la culture et de la vie sociale.

Alors, je ne peux plus rester sans réagir : j’écris, je propose des ateliers d’écriture, des conférences, j’invente, je partage. Je ne prends plus le temps et revoici ma contradiction : tout accélère tandis qu’il faudrait ralentir. Je n’ai plus assez de temps alors que l’automne et le confinement auraient pu m’en offrir. Je cours, j’avale des vitamines et je croise les doigts pour que ma santé physique suive. Et j’attends avec impatience des temps meilleurs alors qu’il y a urgence à améliorer le présent.

Enfin, je me dis qu’il en est ainsi pour tout utopiste : il ne s’agit pas seulement de bâtir un ailleurs possible, d’autres conditions de vie, encore faut-il inventer un autre temps, un nouveau rapport à celui-ci. Uchronie ou achronie ? J’ai envie de l’appeler simplement « le temps de vivre ».