Alain Damasio « Les Furtifs »

Comment, en 2040, dans une société hyper contrôlée où chaque acte de la vie est connecté à un réseau aux mains de grandes firmes commerciales, comment, à cette époque, une enfant de cinq ans peut-elle disparaître sans laisser de traces ? Sa mère, prof errante qui enseigne dans la rue en dehors du cadre scolaire à présent entièrement privatisé et qui a milité toute sa vie contre ce système de prédation, n’a plus aucun espoir. Son père, par contre, est convaincu que sa disparition est liée à l’existence des furtifs, des entités naturelles insaisissables, auxquels personne ne croit hormis l’armée qui les traque et en profite au passage pour améliorer sa technologie de surveillance et de détection. La conviction intime d’un père blessé rejoint la révolte contre un système injuste et l’ouverture à un potentiel inexploré de la nature qui remet l’être humain à sa place de petit mammifère perdu et dépendant d’un écosystème plus vaste qu’il ne pourrait l’imaginer. Non seulement, les ingrédients de ce thriller sont implacables et l’histoire ample qui se déploie dans les milieux contestataires, scientifiques et philosophiques de ce monde ultra cadenassé est passionnante, mais en plus ce livre, expérience sensorielle complète, offre de nombreuses questions pour notre monde d’aujourd’hui.

 

Dystopie ou utopie ?

Dans la dynamique entre dystopie et utopie, où la tendance actuelle est aux imaginaires crépusculaires et mortifères de zombie face à l’absence presque assourdissante de nouvelles fictions inspirantes, Damasio propose une complémentarité très intéressante. Il se base sur une anticipation politique très proche de nous où, sur le mode dystopique, ce qu’il considère comme les pires travers de notre société se sont aggravés : l’exploitation capitaliste et la perte de liberté individuelle liée à un système de contrôle dont les moyens sont intégrés aux besoins de consommation et au mode de vie de la majorité de la population ainsi auto-connectée et aliénée. Le tableau est sombre mais encore potentiellement réversible si l’ultra libéralisme et son système de production était remplacé par des communautés basées sur les idées libertaires et de coopération. Et c’est là que « Les Furtifs » se révèle être le récit d’une utopie. Les poches de résistance, que les protagonistes explorent, permettent de découvrir les vertus de l’entraide, de la solidarité, du militantisme. Même si, comme à notre époque, cela s’avère encore insuffisant pour ébranler le système. De mini îlots utopiques s’y mettent néanmoins en place et s’avèrent vivables. Damasio s’en sert pour citer comme modes de fonctionnement collectifs efficaces : la sociocratie, l’holacratie ou la solidarité inter-familiale, basée sur le dialogue et l’exemplarité, empruntée à des traditions rurales balinaises. Autant d’exemples qui sont déjà des pistes existants actuellement. Tout cela permet à l’auteur d’explorer, comme il le revendique, le champ des sciences humaines-fictions. Et là où la fiction des furtifs, invention radicale qui permet au récit d’évoluer en modifiant le rapport des humains à la nature, intervient, elle agit comme un révélateur qui décuple la puissance des lieux de contestations, offrant alors le terreau nécessaire à une nouvelle conscience capable de remettre largement en cause le vieux monde, le nôtre, avec son mode de domination intégré aux pratiques de consommation, pour le dépasser enfin. La dystopie devient dès lors le point de bascule nécessaire vers un nouvel imaginaire, vers la belle utopie de Damasio : c’est dans le rapport respectueux et émerveillé à la nature que l’homme trouve des solutions à ce qui ne sont que des problèmes purement humains.

 

Anticapitalisme ou écologie ?

Alain Damasio reste cependant plus enclin à traiter la question de l’anticapitalisme et la dérive technologique d’une science sous la coupe du profit que de son corollaire, la lutte écologiste. Pourtant son récit est basé sur une découverte majeure qui bouleverse l’environnement humain, la découverte d’une autre espèce, d’une autre intelligence, d’un autre rapport à la vie et au vivant. Les furtifs sont une magnifique fable car ils sont l’opposé des pires défauts de l’homme. Ils ne sont jamais figés, ne sont jamais séparés de ce qui les entoure, jusqu’à intégrer des éléments extérieurs à leur propre morphologie, et préfèrent mourir qu’être aperçus, étudiés ou disséqués. Dans l’intrigue, cette autre écologie du rapport à la vie est opposée à la technologie humaine, représentée par l’armée et son entraînement, l’économie et ses conséquences, la société hiérarchisée et les réseaux de contrôle qui en découle. Or dans ce futur proche très crédible imaginé par l’auteur, il y a un hic : les sources d’énergie pour maintenir cet arsenal ne viennent jamais à manquer. Dommage. Comme si Damasio, préoccupé par sa critique de l’usage capitaliste de la technologie en oubliait d’en interroger la finitude et la fragilité même des systèmes humains déconnectés de la nature.

 

Rationalité ou chamanisme ?

Enfin. Damasio est un homme du verbe et de la parole. Comme dans son précédent roman « La Horde du Contrevent » (relire ma chronique ici), il réinvente sans cesse et avec bonheur la langue de ses personnages. Mieux, l’écriture même et le son dont elle procède, sont la clé d’accès et de compréhension au mode de vie des furtifs qu’il invente et, par la-même, à cette nouvelle conscience humaine à laquelle il nous invite. Les arguments de ses différents protagonistes sont décortiqués, la philosophie est appelée en renfort pour soutenir l’intrigue. Mais, s’il cite de prétendus chamanes qui, au début du récit, arnaquent les parents en jouant de leur crédulité, il semble que ce soit pour mieux brouiller les pistes et user en sous-mains de toutes les valeurs du chamanisme pour échafauder le dénouement de son histoire et l’utopie qu’il esquisse : le pouvoir de l’intuition, l’importance de l’intention, l’impermanence des êtres, leur interdépendance et leur naissance dans l’énergie, le dialogue avec l’esprit de la matière et la vibration comme langage commun. L’animisme de la société balinaise, déjà évoquée plus haut, et qui est un pilier positif dans la résolution du conflit central est un indice symbolique fort qui laisse entendre que l’auteur propose de chercher du côté des rites traditionnels et d’une spiritualité ouverte et respectueuse de la puissance de la nature dans sa profusion d’entités vivantes connues et inconnues, des pistes d’avancées contre les calculs froids du capitalisme, contre la technologie sans âme et la société mortifère de consommation. C’est à la fois étrange et subtil d’habiller ainsi une intuition créative magique d’un discours rationnel et militant aussi en phase avec nos problématiques actuelles. Damasio déploie avec brio toute la complexité d’un chamane scientifique, d’un créateur rationnel, d’un intuitif politique. Un exemple plus que furtivement inspirant.