"L'espèce fabulatrice" de Nancy Huston

« L’espèce fabulatrice » de Nancy Huston est un livre essentiel dans mon parcours. Bien sûr, il apporte de l’eau à mon moulin : je suis écrivain et Nancy Huston y développe la thèse suivante : « Le propre de l’homme est de se raconter des histoires » !

Partant du constat que les humains ne se contentent pas du réel mais se servent de fictions pour le comprendre ou vivre avec, elle démontre comment l’art de raconter des histoires est devenu nécessaire à la survie de notre espèce. La structure d’un récit nous permet de mettre en œuvre nos facultés de mémoire, notre capacité à nous mettre à la place d’un autre et à anticiper. Voilà comment, sans griffes, sans beaucoup de force physique, sans moyens de protection, cet animal fragile qu’est l’humain est devenu un des prédateurs les plus répandus sur la Terre. Nous pouvons retenir des générations qui nous ont précédés, bâtir collectivement de quoi changer la face du globe et prévoir des actions futures qui nécessitent d’investir et de se mettre à l’ouvrage dans le présent. À chacune de ces entreprises correspondent des histoires. Quand des humains sont amoureux, ils se racontent des histoires. Quand des humains ont des enfants, ils se racontent des histoires. Quand des humains s’installent quelque part, ils se racontent des histoires. Des histoires qui nous permettent de transcender nos pulsions, la perpétuation de l’espèce et les contingences de la vie sur Terre. Sans les humains pour les nommer, rien n’aurait de nom ! Sans les humains pour se demander quel est le sens de la vie, personne ne se poserait cette question !

Même notre spiritualité est affaire d’histoires. Toutes les religions sont basées sur des récits, des mythes de la création. Nos sociétés, nos valeurs, nos cultures sont les résultats d’un ensemble d’histoires partagées, transmises, amplifiées. Le paradis, l’argent, la compétition, la supériorité des humains sur la nature, la conquête de l’espace, la fatalité. Autant de fables auxquelles nous adhérons en nombre. Le mensonge est donc aussi le propre de l’homme ! Alors, avec des mots bien choisis, des histoires bien construites, nous sommes capables de croire en tout, que la finalité nous soit favorable ou défavorable. Les enfants dans le noir ont besoin qu’on leur raconte des histoires, de trouver un sens à leurs peurs. Les adultes face aux choix importants ont besoin qu’on leur raconte des histoires, de trouver un sens à leur dépense d’énergie. Les humains face à la perspective de leur mort ont besoin qu’on leur raconte des histoires, de trouver un sens à la vie. Nous sommes des animaux aux besoins complexes : de la nourriture, un abri, des contacts sociaux ne nous suffisent pas. Il nous faut des histoires pour répondre à notre besoin de sens. Les histoires ne sont donc pas une question subsidiaire, elles nous sont vitales.

Je partage l’hypothèse de Nancy Huston. Elle fait sens pour moi. Et elle donne du sens à ma pratique de l’écriture : raconter des histoires inspirantes et animer des ateliers d’écriture car j’en tire la conclusion qu’il est urgent et primordial que les humains acquièrent la maîtrise des histoires dont ils ont besoin pour vivre. Comme le contrôle de l’accès à de l’eau potable ou à de l’approvisionnement alimentaire, apprendre à décoder les histoires qui nous sont fournies et être capable d’en créer qui nous soient utiles et favorables, voilà des enjeux importants à un moment où nous devons faire face collectivement à des crises majeures et à une remise en cause de l’avenir dont certains rêvaient ou qui nous avait été promis. Pour survivre, l’espèce fabulatrice va devoir s’inventer de nouveaux récits plus dignes, plus joyeux et plus inspirants.