Matrix, le hacker élu et les messages contradictoires

Je viens de revoir Matrix en cette période de confinement. Et rien que pour cette scène d’anthologie et cette réplique de l’agent Smith, qu’est-ce que j’ai bien fait : « Vous les humains, vous n’êtes pas réellement des mammifères mais des virus. »

 

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Plus sérieusement, pour moi qui suis à la recherche de récits inspirants et qui suis convaincu qu’on peut changer le monde avec de meilleures histoires, Matrix est riche d’enseignement. C’est un scénario qui utilise toutes les ficelles efficaces du métier et qui revendique un message : la réalité n’est pas ce que l’on croit, les humains sont aliénés par les machines, la technologie et les potentialités de l’intelligence artificielle. Pour un film bourré d’effets spéciaux, qui fait sans cesse référence aux codes des jeux vidéos, au monde de la programmation et de la culture virtuelle, c’est audacieux. Pourtant, si Matrix nous invite à voir le monde différemment, le film ne peut pas inspirer le changement car il reproduit des schémas narratifs en contradiction avec son contenu, à commencer par le concept d’élu (et à sa suite ceux de prophétie, de traître, de sacrifice et de combat pour sauver l’espèce humaine).

La figure de l’élu est symptomatique d’un des plus grand dilemme qu’impose la société de consommation que semble vouloir critiquer Matrix : l’injonction contradictoire à être unique dans un monde uniformisé où d’évidence le plus grand nombre doit suivre les mêmes rails – métro, boulot, dodo – consommer les mêmes produits – auprès des mêmes grandes chaînes – et se conformer aux mêmes horaires de vie : naître, grandir, commencer sa journée à huit heures, aller à l’école, dormir huit heures, aller au travail, regarder le JT de 20h, cotiser pour sa retraite, regarder le film du soir, finir en maison de repos, rapetisser, mourir. Pour échapper à cette condition, il existe divers modèles possible : l’humain rebelle, libre, éveillé, solidaire, etc. L’élu voudrait se présenter comme l’un d’eux alors qu’il est la figure d’un homme enchaîné à son destin, à une histoire qu’il n’a pas choisie. C’est l’emblème de l’individualisme car, en dehors de lui, il n’y a pas de salut. Circulez braves gens, vous n’êtes pas l’élu !

Le scénario de Matrix tente d’éviter ce piège en jouant sur les doutes du héros Néo confronté à une prophétie ambivalente : devenir celui qu’il n’est pas. Et si à la fin du premier film (attention spoiler), il invite chacun à se réveiller et à sortir de la matrice, c’est gentil mais très peu révolutionnaire. Qui en effet a compris qu’il fallait devenir un hacker, apprendre le kung-fu et éviter les balles pour se libérer du monde des illusions ? Qui s’est senti l’élu ? Ceux à qui cela est arrivé ont dû se sentir dès lors fort isolés, les autres désespèrent toujours qu’un homme providentiel vienne les libérer.

Bon, j’ai l’air de détester l’archétype de l’élu après ce que je viens d’écrire. Pourtant, bien utilisé il peut parfois fonctionner mieux que dans Matrix. Harry Potter en est un autre exemple qui a mon sens propose plus de cohérence dans ses valeurs : l’enfant isolé, marqué par une tragédie personnelle, va sans cesse apprendre qu’il ne peut pas réussir seul, qu’il a besoin de ses amis pour grandir et de beaucoup d’aide, de la mobilisation du plus grand nombre, pour changer le monde.

Même la figure du traître est traitée de mon point de vue de manière un peu légère dans Matrix. La plupart d’entre nous pourrait se reconnaître en lui : que ne ferions-nous pas pour un bon repas ?! Or, il se révèle un pur salopard prêt à tuer sans aucun remord, voire même avec plaisir. Pas une once de sympathie pour ce personnage qui a bien des égards est présenté comme ressemblant à la majorité de la population. Pour caricaturer une première conclusion facile de ce scénario : soit on est un héros, soit on est con. Pour comprendre la complexité humaine, on repassera !

 

Bref, je le redis, j’ai adoré revoir cet excellent divertissement qu’est Matrix, cette histoire efficace et entraînante. Mais définitivement je n’y vois pas une histoire inspirante. Pire, sous l’apparence d’une pensée rebelle, il recycle des récits enfermants et véhicule l’idéologie de l’individualisme si chère à la société de consommation. C’est une leçon fascinante pour moi : bien maîtriser les ressorts de la narration ne suffit pas, il s’agit de les utiliser en adéquation avec des valeurs. Alors, si on cherche à découvrir ou créer des récits inspirants, l’enjeu consiste à utiliser les bases de la construction d’histoire de manière plus inspirée, au service et comme illustration du message à partager.