Mad - Premier chapitre

1.

Il y a deux débuts à cette histoire, comme deux portes à une maison, ce qui n’empêche personne d’entrer par les fenêtres, le soupirail ou la cheminée. Deux débuts car s’il faut commencer quelque part, pour qu’un choix soit possible, il est nécessaire que deux chemins se croisent. Toute vie a plus d’un commencement. Pour Mad, c’est un nouveau départ à cinquante-trois ans.

Elle se lance dans de longues escapades en voiture à travers la campagne, de villages perdus en hameaux reculés, au hasard d’affichettes « maison à vendre », points de repère et prétextes à des haltes où se perdre dans l’observation d’abris potentiels. Volonté de changer de vie. Les paysages se succèdent derrière le pare-brise. Parfois, à la pause, un croquis, un objet à glaner. Elle est à la recherche du lieu isolé, de la nature vierge de tout humain, de la solitude à perte de vue.

Mad cherche sur les chemins du bout de nulle part, les culs de sac, les sentiers à la fin des villages. Parfois, elle se hasarde à demander s’il se trouve une maison à vendre. Souvent, il n’y en a pas. La plupart du temps, personne ne lui répond. Elle s’énerve en silence, baisse les yeux sur ses chaussures et se presse d’aller voir plus loin. Plus loin où il n’y a plus rien, des routes de campagne, des fermes isolées au milieu des champs, des bois où nul n’habite. Elle y passe ses journées libres. Elle espère y trouver un refuge.

C’est son dernier vernissage, cinquante toiles de paysages gris, un adieu inconscient et mondain. Mad est perdue parmi une foule de jeunes bavards, ses œuvres jetées en apéritif aux appétits des commentateurs de l’art jamais assez contemporain.

– Ce réalisme, cette économie de moyens, oserais-je dire cette simplicité volontaire, c’est surprenant.

Les formules creuses créent un trou dans la conversation. Puis vient un interlocuteur poli pour remplir les vides.

– Ces petits fours sont excellents.

Les anciens amis, les compagnons de route sont absents, les chemins ont divergé. Décalage. Mad erre entre les groupes, anciens élèves avides de succès, galeristes en vue et tout à leurs affaires, acheteurs pressés de se gaver de chair d’artiste. Silence du cœur. Ultime soupir dans la nuit. Refus de répondre aux critiques. Dernier trait sur cette vie blessante.

Elle se perd de groupe en groupe, un verre invariablement plein à la main, incapable de sourire, de soutenir une quelconque conversation. Lèvres tremblantes. Elle n’a d’yeux que pour les vitres de la devanture. Le noir de la ville. On chuchote sur son passage.

– Tu as vu le genre qu’elle se donne, le mépris sur son visage.

– Elle se croit au sommet, c’est sûr.

Puis, une pause, le temps que le poison fasse son effet.

– Ce mousseux est imbuvable.

Mad n’entend plus. Elle sort. Elle reste seule dans la nuit. En chemisier gris, c’est tout son corps qui tremble. Avec sa grande taille et ses longues jambes, son teint pâle et ses traits fins qui se creusent de rides, ses cheveux blancs coupés courts, elle ressemble à un oiseau, un échassier haut perché, effrayé par les hommes et prêt à prendre son envol.

Dehors, plus aucune conversation ne concerne ni son œuvre, ni sa personne. Elle pourrait passer pour une autre, pour une curieuse arrivée là par hasard. Elle pourrait s’éclipser, disparaitre. Les lumières de la galerie lui blessent les yeux, la mettent à nu, dévoilent toutes les imperfections de son visage triste. Son verre, qu’elle serre trop fort, se brise dans sa main. Son sang est la seule touche de couleur joyeuse dans cette galerie de gris.

Geneviève, l’amie de toujours, ne comprend pas.

– Montre-moi ça !

D’autorité, elle enroule la main de Mad dans un mouchoir blanc.

– Est-ce que tu te rends compte qu’ils sont tous en admiration ? Tu as obtenu ce dont on a toujours rêvé et toi, tu sors.

Il y a trente ans, elles ont étudié à l’Académie des Beaux-Arts ensemble mais Geneviève s’est dispersée, dépensant son énergie dans mille projets, qui devaient la maintenir dans le milieu, au détriment de sa création personnelle. Au contraire de Mad qui s’est obstinée, traçant inlassablement sa route jusqu’à en perdre toute notion de destination. Elle a peint mais ses peintures aujourd’hui se sont perdues sur les bas-côtés, abandonnées derrière elle. Geneviève voudrait qu’elle se retourne mais Mad a les yeux fixés dans le vide, loin devant.

Après un bref aller-retour au bar, Geneviève la rejoint à l’extérieur et lui tend son pull.

– Prends ça, tu vas attraper froid, lui dit-elle. Essaie de ne pas mettre de sang dessus.

Mad frissonne. Geneviève la fusille du regard.

– Tu ne devrais pas rester là.

– Tu as raison, je ne vais pas rester.

– Tu reviendras vite. Qu’est-ce que tu vas faire sans homme ?

– Quel homme ?

– Tu n’as jamais prétendu être une nonne.

– Il y a longtemps que je prends plus de plaisir seule.

– Tu vas t’en lasser, crois-moi.

Geneviève est la seule à rire. Quelques notes aigües, un peu fausses, qui s’écrasent contre les murs. Mad quitte le vernissage et la ville sans embrasser son amie.

Gérard, son compagnon trop indépendant, trop occupé de lui-même, ne l’a pas retenue. Elle a cru un jour créer avec lui une nouvelle manière de vivre une histoire d’amour. Ils se donnaient rendez-vous. Chacun avait son appartement. Mad n’a rien construit, si peu accumulé. Les rendez-vous s’étaient espacés, moins passionnés. Le temps, en son œuvre d’érosion, avait fait l’affection polie, les corps lisses. À présent, elle n’a plus d’attache et pas d’enfant.

Mad avait aimé à la folie. À leurs débuts. Elle était naïve. Gérard était beau. Il voulait briller, s’élever au-dessus de la condition de ses parents. De petits commerçants, lui bifurquerait vers le monde bien plus grand de la culture. Les soirées du jeune couple sentaient bon le vent et le vin. Elle riait de lui faire découvrir les tomates mozzarelle et le Chianti, qu’ils dégustaient sur le lit en fin d’après-midi quand les derniers amis restés pour la nuit dans son minuscule appartement s’étaient enfin retirés. Ils mangeaient chichement avant de sortir pour une nouvelle soirée à rêver de repeindre le monde en rouge, dans les mêmes lieux à la mode où on ressassait trop souvent les mêmes idées. Gérard avait un cercle restreint d’amis proches, petits bourgeois ratés qui s’enivraient en riant. Ils parlaient filles, jalousie et argent.

Gérard était devenu marchand de peintures, boutiquier des Beaux-Arts. Mad avait aimé un peu moins. Ils ne sortaient plus le soir. Lui, avait emménagé dans un appartement plus confortable. Elle pouvait aller se coucher quand les discussions tournaient en boucle, en vinaigre de vin. Portes fermées, elle n’entendait plus rien. Ils n’avaient plus besoin de se fournir chez le petit épicier du coin, il y avait le traiteur italien. Cela faisait rire Gérard. Des éruptions de hoquets gras. Sa galerie marchait bien.

Mad avait son atelier. Elle doutait chaque jour un peu plus d’être capable de mettre un enfant au monde. Il semblait s’en accommoder, trop occupé par ses affaires et peu désireux de perpétuer une histoire familiale qu’il avait fièrement rompue. Mad s’ennuyait. Elle fut la première à prendre un amant.

Mais les amants eux-mêmes étaient passés, délavés dans les égouts du quotidien. Elle dormait à nouveau seule dans son petit appartement attenant à l’atelier. Gérard, trop heureux de jouer le compagnon compréhensif, la laissait rentrer, pour qu’elle n’ait plus à dormir fâchée sur un canapé, pour qu’elle n’ait plus à compter ses maitresses.

Il venait la voir peindre par surprise. Il lui donnait rendez-vous dans des restaurants chics. Il l’entretenait et il était toujours aussi beau quand il lui faisait l’amour. Il lui disait que son âme était belle, qu’elle se lisait dans ses tableaux. Il avait fait d’elle une des artistes les plus réputées de sa galerie. Il en était presque aussi fier que de son enseigne lumineuse. Sa peintre aux œuvres d’or.

– Je te verserai ta part plus tard.

– Hors de question, s’énerve-t-elle.

– Madeleine, tu ne fais rien de cet argent et moi j’en ai besoin pour la galerie.

– J’ai acheté une maison.

– Est-ce que tu vas enfin me dire pourquoi ? Tu as ton appartement et l’atelier.

– Je les ai vendus.

– C’est n’importe quoi. C’est grâce à ça que tu peux peindre sans te préoccuper de rien.

– Sans me préoccuper du pourcentage que tu me prends ? Sans me préoccuper de l’argent que tu m’empruntes ?

– Je te préviens. Je ne mettrai pas en péril la galerie pour tes lubies. Ne compte pas sur moi pour payer l’eau et l’électricité de ta cabane au fond des bois.

Mad s’est tarie. Elle suffoque. Gérard s’est empâté. Il s’en moque. Elle veut rompre, ne plus dépendre de personne. Il abandonne, ne comprend pas ce qu’elle lui reproche.

– De quoi vas-tu vivre ?

– D’amour et d’eau fraiche, se moque-t-elle.

– Ce sera bientôt l’hiver. Comment est-ce que tu vas peindre ?

– Je couperai du bois pour entretenir mon feu.

– Tu vas avoir besoin de revenir en ville, pour ton matériel, pour vendre tes toiles. Comment est-ce que tu comptes te débrouiller sans voiture ?

– Je jetterai mes toiles au milieu et je danserai nue autour.

– Tu ne t’en sortiras pas seule, tu auras besoin d’aide et tu reviendras. Est-ce que tu as pensé à ta prochaine exposition ?

– Il n’y aura plus d’exposition.

Gérard n’a plus posé de question, pas poussé de cri quand Mad a scellé sa décision, ce long départ qui suspend leur relation. Il a aidé à embarquer ses maigres caisses. Elle n’emporte ni souvenirs, ni ustensiles inutiles. Si peu qu’un seul trajet suffira. Il est furieux parce qu’elle a jeté de vieilles toiles qui avaient encore de la valeur. Il se tait pour éviter un dernier éclat. Elle est libre.

Ils feront désormais rêve à part. Gérard a intégré l’inéluctabilité des crises cycliques du capital amoureux. Il n’a même pas eu la curiosité de demander à voir ce nouvel endroit où elle veut vivre. C’est sa vie. Il a la sienne, sa galerie. Elle part quand il a tant à gérer ici. Puisqu’il ne la retient pas, elle est prête pour le départ.


Michaël Lambert

auteur de récits inspirants

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